Jour 6 : un magnifique crépuscule, par Olivier.

Publié le par HRP

6ème journée : un magnifique crépuscule

  
Encore une fois, les quelques heures de sommeil ont eu leur effet réparateur. Le réveil est bien un peu dur, mais notre détermination nous fait activer et nous sommes prêts au départ rapidement, sauf que comme tous les matins, nous constatons que ce « rapidement » n’est pas assez rapide. Nous nous faisons piéger par le confort et la formidable disponibilité des assistants et passons trop de temps en préparatifs. Au final, nous mettons quasiment toujours 1h entre le réveil et le départ (sauf au refuge d’Arrémoulit !), à mon avis 4 fois trop. Mais cela répond peut-être à un besoin inconscient de préparation tant mentale que physique avant de poursuivre une journée supplémentaire  de gros efforts?

 

Surtout que ce matin nous avons quelques minutes de voiture à faire pour revenir à notre point d’arrêt de la veille. Thomas nous dépose sur la route qui descend à Gavarnie, route maudite hier soir quand nous étions tous deux dans le rouge. Ce matin, nous la descendons d’un bon pas, mais impossible pour moi de courir. Alors que ces derniers jours, la nuit et les soins permettaient de repartir avec une douleur très atténuée, aujourd’hui, je repars directement avec une douleur paroxystique. Et ces premiers km sur le bitume n’arrangent rien. Au bout de 20 minutes de marche rapide, mon moral est chancelant. Je ne me vois pas tenir la journée ainsi. Je boîte bas et serre les dents. Heureusement, ce matin, notre retour en arrière nous permet de repasser devant le gîte à Gavarnie. J’appelle Alice et lui demande si Thomas ou Antoine peuvent me faire un strapping et si elle peut me passer un anti-inflammatoire ou un antalgique. Rendez-vous est pris dans Gavarnie. Nous continuons à avancer pendant que Thomas et Antoine d’un côté et Jean-Marie (ragaillardi après un bon repos) et Didier, qui nous a rejoints pour faire une montée avec nous, de l’autre cherchent à nous rattraper. Petit jeu du chat et la souris. Nous nous appelons régulièrement mais ne savons pas vraiment qui est devant et qui est derrière.

 

Au final, nous voyons arriver Antoine et Thomas, qui en tongues qui pieds-nus, qui courent comme des dératés pour nous rejoindre … suivis à 100 m de Jean-Marie et Didier. Le petit groupe est réuni pour une séance soins improvisée. Alice nous rattrape bientôt pour les médicaments. A ce moment, c’est un peu la démarche de la dernière chance. Je n’y crois pas trop, mais vais tenter ma chance malgré tout. Il fait beau et nous abordons la partie du parcours que je connais pour l’avoir parcourue lors de ma première année de randonnée autonome (après avoir découvert la montagne l’année précédente en séjour collectif). Je l’attends depuis tellement longtemps, ce moment qui me remet sur les pas de ma jeunesse ! Déjà 24 ans entre les deux dates. 24 années ! Je n’en reviens pas. D’un naturel émotif et sensible aux symboles ou aux raccourcis, ce moment me trouble. Il n’est pas question que j’abandonne avant de l’avoir dégusté jusqu’au bout.

 

J’attaque donc la montée à la hourquette d’Alans, longue et régulière. La douleur est plus supportable (strap, montée sur sentier, antalgique, effet placebo de l’ensemble ?). Je me reconcentre sur ma foulée et tâche d’oublier la menace qui pèse sur moi. Steph a l’air en forme ce matin. Il imprime un rythme soutenu et régulier. Il est un peu tendu, entre notre départ tardif, la perte de temps supplémentaire liée à mes soins et la crainte de mon abandon, il a l’air de ruminer un peu. Mais le paysage est splendide, le cirque de Gavarnie se déployant sur notre droite, dominé par l’impressionnante brèche de Roland.

 

Nous nous regroupons au fil de la montée et les discussions commencent à s’installer. Un petit arrêt photo au refuge des Espuguettes et nous repartons. Pour la première fois de la journée, je prends la tête du quatuor. Les trois autres discutent, mais je suis dans ma bulle. Ma bulle habituelle en ultra (qui me permet de me concentrer sur mon effort et sur mes sensations) est doublée d’une seconde bulle qui m’inquiète : la douleur à la cheville étant maintenant intégrée dans mon esprit, une nouvelle menace apparaît, une sensation étrange qui me fait dire que ma tête tourne, comme lors de vertiges, mais ce n’est pas vraiment çà. Peut-être un effet de la fatigue ? Mais je ne me sens pas vraiment fatigué. Toujours est-il que cette étrange sensation crée cette seconde bulle, cette sensation de distance entre moi et la réalité. Etonnamment j’avance, j’avance même bien frôlant les 800m/h, mais je me sens bizarre. Je finis par conclure qu’il s’agit d’un état de fatigue du système nerveux central et commence à échafauder une stratégie que je proposerai tout à l’heure à Steph.

 

Nous doublons un groupe nombreux de japonais en goguette, tout droit descendus de leur car climatisé. Cette vision en altitude est peu commune. Leur groupe est composé de 20 à 30 personnes, on les trouve habituellement plutôt au pied des monuments historiques ou en haut de l’aiguille du midi pour ceux, nombreux, qui sont fascinés par la montagne au pays du soleil levant. Mais leur groupe n’est rien par rapport à celui que nous rattrapons un peu après : au moins une cinquantaine de marcheurs en procession qui avancent au moins deux fois moins vite que nous. J’anticipe avec crainte le moment où il faudra dépasser tout ce petit monde, mais au moment de les rejoindre, ils continuent sur un sentier différent du nôtre, voilà un souci de moins. Les pentes se redressent au niveau du col qui comme souvent est plus caillouteux que son sentier d’approche. Il fait beau et de nombreux randonneurs ont profité de cette journée pour partir en montagne. Une petite discussion est lancée avec un groupe de jeunes qui restent interloqués quand nous disons avoir fait la montée en moins d’une heure trente et que nous venons d’Hendaye le samedi précédent. Nous serions montés avec un masque, un tuba et des palmes qu’ils n’auraient pas réagi autrement.

 

C’est le moment pour Didier et Jean-Marie de nous quitter. Ils redescendent par le même chemin, nous poursuivons sur l’autre versant. Merci à eux et surtout à Jean-Marie qui nous aura tenu compagnie depuis 4 jours dont 2 en progressant avec nous, ce qui nous permet de disposer de fantastiques souvenirs photographiques.

 

Steph et moi nous retrouvons à nouveau seuls, mais face à une de nos spécialités la descente sur un sentier typique d’altitude. Le sac bien calé sur le dos nous commençons en trottinant, puis les repères de la technique de descente bien calés, on commence à se lâcher prenant le max de pente quand le choix est possible. Nous allons bon train et doublons allègrement les randonneurs de passage. Dans ces moments, j’arrive à faire abstraction de la douleur et de mon état étrange, mais ceux-ci reviennent de plus belle quand la pente s’adoucit et qu’il faut relancer pour garder de la vitesse. Nous alternons alors marche et course, essentiellement à ma demande, la douleur redevenant vive. Nous convenons alors avec Steph d’une gestion de course adaptée à la situation : je ferai un petit somme d’une demi-heure au prochain ravito, Steph partira seul devant et je le récupère au gros ravito de mi-journée où j’écourterai la pause.

 

La décision prise, nous continuons notre alternance marche rapide/petites foulées et nous arrivons au lac des Gloriettes d’où nous pouvons joindre les assistants. Ils ont choisi un point éloigné du lac pour dresser le ravitaillement. Nous avons une longue portion de route à descendre avant de mériter notre pause. Nous divaguons quelques minutes à la recherche d’un hypothétique raccourci pour couper les lacets de la route (pourtant il est sur la carte !!). Nous sommes survolés à ce moment par un splendide gypaète qui étend ses presque 3 mètres d’envergure une dizaine de mètres au-dessus de nous. Je n’en avais jamais vus d’aussi près !

 

Finalement, nous traversons le barrage pour attaquer la route et trouvons un autre raccourci. Celui-ci nous évite quelques centaines de m, mais pas les 3 km d’après. Comme souvent, c’est une portion qui me fait souffrir. Les chocs répétés sur le bitume s’accompagnent de vives douleurs qui irradient du pied au genou. En plus il fait diablement chaud, nous approchons de midi. Steph prend 200m d’avance. Il est déjà assis quand je rejoins la table de ravitaillement, dressée sous une toile de tente tendue entre 2 voitures d’assistance. Alice a même pris le soin de faire une présentation très graphique des fruits qui nous sont proposés.

 

J’indique le choix de nous séparer momentanément. Je confie le GPS à Steph et m’en remets entièrement aux mains des assistants. Allongé à l’ombre sur la table pliante des ostéos, je suis entre les mains expertes d’Antoine qui s’occupe de la cheville et des ampoules et de Thomas qui me décontracte au niveau de la nuque et des épaules pendant qu’Alice et Marie finissent de me fournir mon carburant. Un vrai nabab ! Je dors ainsi les 30 minutes prévues et me réveille prêt à en découdre.

 

Le sentiment de malaise s’est atténué, la cheville ne s’est pas assez refroidie pour que la douleur reprenne tout de suite. Je repars en pleine chaleur.

 

Je m’aperçois que mon pied est maintenant gonflé par un œdème qui prend de la place dans la chaussure. Je desserre les lacets en plusieurs fois jusqu’à laisser la chaussure carrément ouverte, tant je suis serré. La montée qui m’attend est copieuse, plus de mille mètres en trois ressauts, le tout sans aucune ombre alors que le soleil tape dur !

 

Lorsque j’avais fait ce col il y a 24 ans, il y avait une invasion de sauterelles et nous en écrasions une vingtaine à chaque pas ! Nous marchions sur un véritable tapis de sauterelles. Notre passage déplaçait une nuée d’insectes. Un enfant qui marchait avec ses parents avait traversé ces nuages en pleurant, ils montaient à hauteur de sa tête. C’était très impressionnant.

 

En commençant mon ascension, je m’aperçois que le chocolat que je porte dans le filet pectoral de mon sac coule sur mon cuissard ! Du bon chocolat aux noisettes entières !! Je m’arrête et lèche le paquet : il ne s’agit pas de gâcher une telle merveille. Ma moyenne en souffre, mais c’est bien bon. Je reprends un rythme régulier de 700 m/h dans les parties bien inclinées. Je me trouve là dans une bonne phase où je me force à mettre de côté la douleur et les sensations étranges. J’arrive à une cabane que je reconnais, mais j’ai l’impression bizarre, à la fois de reconnaître le lieu et de constater qu’il n’est pas du tout comme dans mes souvenirs qui ont condensé en un même endroit des détails épars sur le terrain. Cela me joue même un tour. Porté par mes souvenirs que j’imagine précis mais qui sont truffés d’erreurs, je me trompe de chemin. Je n’ai pas le GPS et je ne prends même pas la peine de contrôler sur la carte, certains de la fiabilité de ma mémoire. Mal m’en prend, parce qu’après un bon quart d’heure, je m’aperçois que je me dirige non seulement vers un coin que je ne reconnais pas du tout, mais en plus une espère de barre rocheuse qui ne semble pas laisser de place à un sentier. Je me souvenais que le sentier devenait aérien sur la fin, mais là tout de même ! Je m’arrête donc pour faire le point, constate ma méprise, cherche à évaluer où je peux me trouver, où se trouve le col et je décide de couper dans le relief légèrement marqué du vallon. Cette coupe s’avère un bon choix et je pense n’avoir perdu dans l’affaire qu’un petit quart d’heure. Je vois enfin le col au-dessus de moi. Là où mon souvenir ne m’a pas trahi, c’est sur le caractère du sentier. Plus on avance plus on passe dans un système de petites vires zébrant un versant rocheux assez pentu.

 

Au moment de prendre un lacet, je reconnais le coin où j’avais fait une erreur d’itinéraire (déjà !) 24 ans auparavant, erreur qui m’avait valu une de mes plus grandes frayeurs en montagne, ayant eu à remonter un terrain glissant et pentu, au-dessus d’une barre rocheuse, à quatre pattes en m’accrochant aux touffes d’herbe. Ce souvenir déclenche un léger vertige, je ne m’attarde donc pas et fonce, sachant qu’à cet endroit nous ne sommes séparés du col que de quelques minutes. A ce point, ma mémoire est parfaitement intacte. Le col est très étroit et je débouche sur le sommet d’une dalle (schisteuse ?) dont le rebord fait apparaître le sentier 600m plus bas. Il faut passer sur un replat qui borde le haut de la dalle. Bref, je ne passe pas mon temps à contempler le paysage, le vertige me prendrait assurément.

 

J’attaque prudemment la descente qui est piégeuse : éboulis, névés, sentes gravilloneuses au fort dévers, ce début n’est pas de tout repos, pas question de courir et de risquer la blessure. Atteignant enfin un sentier plus stable, je cherche à rattraper le temps perdu et accélère franchement … tellement que je loupe la bifurcation vers la hourquette de Chermentas et descend tout droit vers Piau-Engaly, option que j’avais mis de côté à cause de la longue route entre Piau-Engaly et Aragnouet. Tant pis, je continue, je sais que cette descente peut aller très très vite. C’est ainsi que je pars dans une course ininterrompue jusqu’à prendre pied au niveau des remontées mécaniques. J’ai apprivoisé ma douleur et mon moral remonte. Si je suis capable de courir avec cette douleur, tout m’est permis. J’attaque la route aux multiples lacets, mais je trouve rapidement un raccourci qui me facilite grandement la tâche ! A tel point que quand j’appelle l’assistance pour leur annoncer mon arrivée, je table sur un quart d’heure, alors que je les découvre installés juste après le virage suivant. Steph est là, notre stratégie est validée, puisque je mange rapidement et rattrape ainsi tout mon retard sur Steph qui prend juste quelques minutes d’avance au départ du ravito. Je trouve nos assistants bien fatigués, mais toujours disponibles. Je les supplie de songer à prendre un peu de repos. Ils commencent à être sensibles à mon sermon. Ce ne sont pas surhommes (ou surfemmes) non plus !

 

Je repars main dans la main avec Alice qui a des petits yeux. La situation commence à lui peser. J’espère qu’elle trouvera le moyen de se reposer. Elle n’a pu glaner que de rares heures de sommeil dans les journées précédentes, j’ai peur, ainsi qu’elle-même, d’un endormissement au volant. Quand je l’embrasse au moment de nous séparer, je ressens une part de sa lassitude. Ce n’est pas forcément facile sur la durée de consacrer une grosse part de ses vacances à s’occuper à 100% d’autrui tout en continuant d’accumuler de la fatigue sur la fatigue de l’année de travail. Je lui suis très reconnaissant d’être aussi proche de moi dans mes défis, depuis l’UTMB jusqu’à la Transpyrénéenne en passant par le GRR et tout plein de courses tout au long de l’année. J’aimerais lui rendre une part de ce qu’elle me donne. Pourquoi pas lors du CCC 2009 ?

 

Après avoir laissé Alice rejoindre la voiture, j’attaque les 18 km faiblement vallonnés qui nous séparent de Sailhan, dernier ravitaillement de la journée. Mon rythme est élevé et me surprend. Me voilà même en train de courir dans la légère montée qui se présente et je suis facile !! Au fur et à mesure de la journée, je constate que malgré le pied et les vertiges, je suis dans une forme physique étincelante. Je vis sans doute la journée à la plus forte moyenne horaire ! Au 6ème jour !! C’est incompréhensible. Devant une piste en descente très marquée, je trottine en me disant que sans la douleur au coup de pied, je serais en état de la descendre à fond. Il me faut tout de même amortir avec volontarisme les appuis gauches pour contenir la douleur dans les limites supportables. Les jambes sont encore d’une souplesse inimaginable (ce point m’a été confirmé par Antoine et Thomas), pas de courbatures, pas de raideur. C’est une immense surprise pour moi … et sans doute pour beaucoup de ceux qui liront ces lignes. Un repos de 4 à 5 heures permet une récupération importante … et le traitement ostéopathique régulier est d’une efficacité redoutable. C’est à mon avis un point essentiel dans une telle tentative.

 

Pendant que je constate cela, je rattrape Steph après avoir récupéré mes bâtons auprès de Thomas et Antoine qui les avais trouvés, abandonnés près de la voiture. C’est avec plaisir que nous reformons notre duo et nous courons de concert en bavassant. Notre moral est bon, nous évoquons ensemble la suite des opérations. Nous convenons que nous devons passer en mode « commando » et moins profiter du confort de l’assistance. On se fixe de nouvelles normes : 15 minutes de préparation le matin, un seul rendez-vous avec l’assistance pour le gros ravito, décalage de notre journée de course vers le matin, l’arrivée de la nuit étant difficile à vivre quand il nous reste 2 à 3 heures de course. Nous visons ainsi les 18h de course effective, ce qui nous permettra de réaliser 80 km par jour sur notre rythme actuel. En faisant sauter la dernière nuit, on passe sous les 10 jours. Bien entendu, tout jardinage, toute perte de temps sont désormais interdits, mais nous passons notre deuxième journée sans grosse erreur et le parcours qui reste est en grande partie sur le GR10 ou sur une partie assez simple de la HRP (nous évitons la délicate partie du Luchonnais), l’hypothèse n’est donc pas complètement irréaliste. Quand nous arrivons à cette conclusion, nous nous sentons à nouveau plein de fougue, de vrais guerriers. Nous relançons comme sur du court. Le sentier qui a pris la suite de la longue partie de route est très agréable à courir. Je regarde l’heure et le GPS : incroyable !! Nous sommes en train d’avaler les 18 km vallonnés en tout juste 2h !! 9 km/h de moyenne au bout de 150 h de course, avec un peu de dénivelé !!

 

Je me sens conquérant ! Je repense à tous ces gens qui doutaient de la faisabilité de notre défi. Je me dis que nous avons là de quoi les contredire. Dire que nous avons couru 120 km de trop par rapport au parcours prévu ! Qu’est-ce que cela peut donner si on reste sur le parcours optimisé. Je me lèche les babines d’avance des débats qui ne manqueront pas d’animer le microcosme suite à cette tentative.

 

C’est bercé par ces idées positives que je ressens une douleur caractéristique dans le quadriceps gauche que je sollicite particulièrement pour amortir ma foulée. Un début de contracture. Je m’arrête immédiatement pour m’étirer, je prends de la Sporténine et du gel Magnésium et je repars en réduisant un peu la vitesse. Nous sommes à moins de 2 km du ravitaillement, je solliciterai là un massage pour me permettre de finir la journée en attendant des soins complets le soir-même. Mon réflexe immédiat est d’intégrer ce nouvel aléa dans ma stratégie de course, à aucun moment cela ne l’inquiète particulièrement.

 

Comme prévu, l’assistance est à Sailhan et nous en profitons encore une fois. Thomas me masse 3 à 4 minutes. Il nous reste en 12 km une montée de 600m et une descente de 800m avant d’arriver à Loudenvielle où selon l’heure, nous pousserons à pied jusqu’au gîte de Germ (400m de montée supplémentaire) ou nous nous ferons rapatrier en voiture. Cela me semble suffisamment court pour ne pas demander de prolonger le massage.

 

Nous repartons donc confiants pour cette courte partie finale. Le début de la montée se passe normalement, mais peu à peu la douleur à la cuisse se signale avec une force croissante. Presque imperceptiblement Steph prend un peu d’avance. Nous pénétrons une brume qui s’épaissit. La douleur commence à me soucier, mais je me dis que les soins du soir vont me remettre d’aplomb. J’ai de plus en plus de mal à ne pas perdre Steph. Je le vois de temps en temps au détour du sentier, j’essaie d’accélérer mais peine perdue. Nous approchons de la zone de pâturage qui compose toute la zone du col d’Azet. Nous devons traverser des zones boueuses très travaillées par les sabots des vaches. La douleur commence à gagner l’aine (cruralgie ?) puis le genou et bientôt la fosse iliaque. J’ai la sensation que mon côté gauche se bloque. Je suis presque à l’arrêt. En un quart d’heure, ma situation a changé du tout au tout.

 

Maintenant, je ne peux plus appuyer sur ma jambe gauche. Quelques minutes après je me trouve obligé de porter ma jambe pour franchir les obstacles du sentier !! La transition entre mon moral dévastateur d’il y a quelques dizaines de minutes et ma quasi paralysie est très brutale. Je sens en quelques minutes que quelque chose vient de se casser en moi. J’ai la sensation que cette blessure est l’aléa de trop. Je peux supporter la douleur, mais là se pose un simple problème mécanique : je ne peux plus lever ma jambe. Je n’avance plus, je vis un calvaire. De nature optimiste je me dis que l’avantage d’une telle blessure est qu’elle ne vous laisse pas mariner des heures avec les affres de la décision. L’abandon s’impose de lui-même. L’état de contracture du quadriceps ne me semble pas rémissible en continuant à courir, ma démarche asymétrique ne fait qu’empirer le mal. A ce moment où la lumière décroît, où la brume m’entoure, où Steph est loin devant moi, je me sens incroyablement seul. Seul à connaître le sort inéluctable qui se dessine. Seul à savoir que nous serons nombreux à partager ma déception.

 

Je me sens d’autant plus mal que je sais que mon abandon, alors qu’il reste 350 km de montagne souvent sauvage à parcourir et que steph a son lot de douleurs, signifie à n’en pas douter l’abandon de Steph sous peu. Je m’imagine à sa place et me dis que je ne pourrais pas repartir seul à ce moment-là de la course. La superposition initiale de nos défis personnels est devenu un défi collectif où nous sommes tellement soudés que je vois mal par quel ressort le dernier « survivant » pourrait continuer à avancer, continuer à supporter ses douleurs, continuer à se lever le matin pour affronter seul des journées de 18h.

 

Mes sentiments sont très ambivalents. D’un côté je m’en veux d’être contraint à l’abandon, de l’autre côté, je me dis que je n’ai pas le choix. Je suis extrêmement déçu de ne pas atteindre l’objectif que nous nous étions fixé, mais je suis extrêmement fier de ce que nous avons accompli. Je pense que nous avons démontré que l’objectif est réaliste et c’est une grande victoire. Mes idées se bousculent à ce moment où se cristallisent bien des choses en moi, la fatigue contribuant à mélanger le tout. Je me décide enfin à prendre mon téléphone et d’une voix éteinte, j’annonce ma décision à Steph en lui disant de continuer seul jusqu’à Loudenvielle. Notre discussion est brève. J’interprète la réponse de Steph conformément à ce que j’imaginais : il est déçu pour moi et s’interroge sur la suite pour lui. Il ne me le dit pas mais j’ai l’impression de l’entendre me le dire. Ce moment est lourd à supporter.

 

J’arrive maintenant au col où le sentier et la route se rejoignent. Mon deuxième appel va à Alice que j’informe, la voix terne, de mon renoncement et demande une voiture pour me rapatrier. Au moment où j’annonce la fin de mon aventure, la brume qui m’entourait depuis une heure et demie est comme aspirée vers le bas de chaque côté du col. Je me retrouve au-dessus de la mer de nuage et se découvre sous mes yeux un merveilleux crépuscule sur les sommets ouest de la chaîne qui se parent de rose et de violet. Je suis marqué par la correspondance entre l’événement que je vis et ce que je contemple. Le crépuscule est magique mais c’est un crépuscule. Notre aventure a été magnifique, mais c’est par un abandon qu’elle se termine pour moi, crépuscule du défi.

 

J’entreprends de descendre la route par une nuit devenue noire. Je suis seul au monde, j’ai de nouveau intégré la brume froide et humide. J’ai à la fois envie de me mettre au chaud et de retrouver Alice et mes amis, mais je sens que ce moment de solitude est bénéfique pour moi. Il réalise une sorte de sas entre mon abandon et sa concrétisation au milieu de l’équipe, quand je monterai dans la voiture. Elle me permet d’une certaine manière de prédigérer la chose avant de devoir la confronter au regard des autres. Je suis seul : cela me pèse et cela m’est nécessaire.

 

Au bout d’une demi-heure, je me sens prêt ... mais la voiture n’est toujours pas là. J’ai froid et les minutes sont longues. Une voiture s’arrête à mon niveau mais elle va à Val Louron et ne peut donc m’avancer. Son départ me replonge dans la solitude.  Cela devient surréaliste d’être là dans la nuit et la brume, boitant bas sur une route déserte. Malgré toute ma déception, je suis à l’aise avec ma décision, le temps des regrets viendra sans doute plus tard quand, retourné à un confort anesthésiant, ma mémoire effaçant une partie de la douleur, je referai virtuellement la course en me disant que tout de même ! là où j’en étais, j’aurais pu faire l’effort de continuer ! J’ai déjà vécu cela lors de mes rares abandons. C’est incroyable comme après coup, on comprend toujours moins bien son abandon.

 

Quand j’approche la bifurcation vers Val Louron, je vois des phares qui s’approchent, je reconnais ceux de mon Espace … mais alors que j’imagine monter dans la chaleur de son habitacle, elle poursuit tout droit vers Val Louron me passant sous le nez. J’en ris de dépit. J’appelle Antoine et ils peuvent enfin achever ma divagation en pleine montagne.

 

J’explique les raisons de mon renoncement et nous devisons sans en rajouter autour de l’événement, la déception étant partagée, mais la fierté de ce qui a été accompli aussi. Nous passons rapidement à la prise en charge de la suite de la course de Steph. Il s’agit de le retrouver à Loudenvielle. Il nous appelle pour nous dire qu’il s’est perdu à plusieurs reprises et qu’il vient de remonter à Val Louron mais que maintenant il est sur le GR. Nous estimons avoir le temps de remonter au gîte pour me déposer. Ce que font les deux acolytes qui repartent dans la foulée aux devants du dernier du trio.

 

Au gîte, la déception est patente. Nous échangeons un regard lourd de sens avec Manu. Heureusement, il se dit prêt à accompagner Steph sur une partie des 2 journées à venir, je me dis que je pourrais peut-être compléter son aide dans trois jours, après un début de récupération. Ce me semble la seule possibilité d’infirmer mes pressentiments funestes. Je reprends des forces en mangeant un dernier ravitaillement bienvenu. Mon seul soulagement est la perspective de passer une nuit plus complète. Etonnamment, je n’ai pas vraiment souffert du manque de sommeil, sauf à de rares moments en fin de journée, la nuit tombée. Mais c’est le premier point qui me vient à l’esprit suite à l’abandon : dormir, enfin dormir !

 

Un peu apaisé, les dernières paroles de la journée que j’échange avec Manu sont des paroles positives quant à l’analyse que l’on peut tirer de la faisabilité du défi. Il me semble que dès ce moment, nous parlons en ayant à l’esprit une nouvelle tentative l’année prochaine. Nous sentons à ce moment que l’aventure que nous avons partagée n’est pas banale et qu’elle créée un lien fort entre nous. Rien que pour tous ces échanges, ces relations humaines que nous avons tissées pendant 6 jours, cette semaine est une formidable réussite pour nous. Nous constatons que nous possédons au même point un état d’esprit qui est bien utile pour ce genre de défi : le besoin d’entreprendre, de positiver, d’essayer et de se tourner vers l’avenir.

 

Mais le projet n’est pas fini, il reste un coureur en course et nous ferons tout pour l’emmener le plus loin possible. D’ailleurs, il arrive, un peu défait, mais souriant comme à son habitude. Son sourire est cependant un peu chargé de tristesse. On sent que la suite va être dure. Au moment du coucher, rendez-vous est tout de même pris pour le lendemain 5h. Je me couche enfin, assommé par ces efforts et le stress de la décision.

 

Cette dernière journée m’a permis de courir 67 km et 4300m de D+ en 13h et porte mon effort total à 428 km et 24500m de D+ en 136h.

Publié dans Débrieffing

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article